Dans la revue “Les Langues néo-latines”, nº 217 (pp. 17 à
21) du troisième trimestre 1976, nous avions publié – avec son aimable
autorisation, bien sûr, quelques pages écrites para Jean Cassou sur Antonio
Machado (“Trois poètes: RILKE, MILOS, MACHADO” Librairie Plon: 1954) les plus
belles jamais publiées à ce jour...
Le grand humaniste et
hispaniste que fut Jean Cassou n´a pas reçu, à notre avis, l´hommage qu´il
méritait lorsqu´il est mort en 1986.
Que cette nouvelle
publication soit un hommage à l´auteur de ces pages et, bien sûr, au poète dont
elles parlent si bien!
Quel magnifique plaidoyer
aussi pour la langue castillane!
Georges COLOMER (Novembre,
1996)
JEAN CASSOU
“La première fois que je vis don Antonio Machado, il
enseignait encore à Ségovie. Le soir de ce jour il m´emmena promener par la
campagne aux abords de la ville, dans l´intention de me la montrer au clair de
lune, du haut de l´Alcazar. Mais la lune ne sortait pas. Il parlait peu, tout à
son idée de la lune, et grommelant de temps à autre quelques propos où je
distinguais le mot lune, qui si souvent revient dans sa poésie et en éclaire
les bribes de rêves. Il marchait de son pas lourd de vieux berger somnambule et
je le suivasi respectueusement. Enfin la lune parut au rendez-vous et je le vis
soulagé. A notre retour dans la ville, une autre joie m´attendait et qui, pour
moi, fit de cette nuit ségovienne une nuit privilégiée: il y avait une panne
d´électricité, et seul le clair de lune régnait par les rues de la vieille cité
castillane. J´avais vraiment accès à une nuit de Machado, je pouvais y errer
avec, pour guide, le poète lui-même, duca e maestro, son rameau d´or à la main!
J´ai vu Antonio Machado tel qu´on peut se le représenter
à travers ses poèmes, tel qu´il se promène dans la nuit de ses poèmes, avec sa
stature épaisse et sa pesante face espagnole au sourire tordu entre de
mauvaises dents et des lèvres amères, au regard illuminé de bonté.” (...) P. 87
et 88
“J´ai aimé la poésie de Machado plus que nulle autre.
D´abord parce qu´écrite en espagnol, la langue de ma mère, donc capable de me
toucher au plus intime de moi, et qui est aussi, en toute objectivité, la
langue royale, faite pour la poésie. Et de tous les poètes espagnols, Machado
est celui qui l´a le plus espagnolement parlée, celui qui lui a fait rendre au
mieux son caractère et sa spécificité de langue espagnole. Certes cette langue
dispose des plus diverses et magnifiques ressources et qui peuvent la porter à la
pompe, et jusqu´à une pompe si éclatante qu´elle se dépasse, se domine et, se
raillant elle-même, s´identifie à un prodigieux burlesque. Mais la langue
espagnole de Machado n´a pas besoin de pareils jeux, elle se passe de toute
science apparente, de toute rhétorique, bien que la langue espagnole soit aussi
celle des plus savants rhétoriqueurs. La langue espagnole de Machado est au
contraire dénuée de tout extérieur et en reste à son état naturel. C´est en ce
sens qu´on peut dire qu´elle est celle qui ressemble le plus à la langue
espagnole, qui ressemble le plus à l´Espagne. Elle est, comme l´Espagne, sobre,
grave et brève, avec des mots concrets, rudes, humbles, simples, d´une
princière et gueuse simplicité, langue toute drue et nue, langue paysanne sans
affectation, sonore sans apprêt, riche sans atours, sentencieuse sans effet,
expresssion directe de la terre, de l´âme et de la mort.
Ainsi dépouillée, étrangement modeste, la poésie de
Machado s´approche avec toute sa puissance d´envoûtement, vous l´impose et vous
laisse en suspens et le coeur déchiré. C´est véritablement une poésie qui va du
coeur au coeur, et c´est pourqoui elle est intraduisible”. P 92, 93, 94.
Par deux fois donc, ce poète continental et terrier, ce
poète des hauts-plateaux, enfermé dans son horizon de steppe infinie ou clos de
sierras, évoque la mer. La première dans ce poème, qui n´est qu´un quatrain et,
sous le coup d´une douleur soudaine, qu´un cri de rage:
Señor,
ya me arrancaste lo que yo más quería.
Oye,
otra vez, Dios mío, mi corazón clamar.
Tu
voluntad se hizo, Señor, contra la mía.
Señor,
ya estamos solos, mi corazón y el mar.
Et voici l´autre apparition de la mer, dans un poème
intitulé “Portrait”, un autoportrait où l´auteur, sur un ton de simple et franche
confidence, raconte son humeur et son art, par conséquent, comme le précédent,
l´un de ses poèmes les plus intimes. Et il
termine:
Y
cuando llegue el día del último viaje,
y
esté a partir la nave que nunca ha de tornar,
me
encontraréis a bordo ligero de equipaje,
casi
desnudo como los hijos del mar.
Cette mer, entrevue par ces deux déchirures, n´est pas
seulement un idéal de l´ esprit, mais une réalité prophétisée. Machado devait
l´atteindre au terme de son aventure, et sur ses rivages trouver son sépulcre.
Emporté par son indesserrable attachement dans le glissement de terrain de
l´Espagne vaincue, jusqu´aux extrêmes frontières de celle-ci, jusqu´au point où
n´eut plus d´armes, ni d´armée, ni de nom, où elle fut elle-même attachée à son
attachement, patrie sans patrie, alors, à Collioure, en terre étrangère, sur le
bord de la terre étrangère, le poète vit s´illuminer et s´étendre la mer
étrangère, celle-là dont il avait eu le pressentiment en deux instants de
pensée funèbre. Les gens de Collioure, qui n´ont pas oublié le bref séjour chez
eux de cet homme discret, si profondément et dignement malheureux et en qui,
avec leur infaillible intuition populaire, ils avaient tout de suite reconnu
quelque chose comme un saint, m´ ont conté comment il aimait à conduire ses
promenades, les dernières de sa vie, à un certain rocher qui s´avance dans la
mer. Là s´asseyant et contemplant autour de lui le bleu du ciel et le bleu de
la mer, plongé, immergé dans cette contemplation, il murmurait avec ravissemnt:
“C´est la Grèce”. Ainsi un âpre Castillan a-t-il, avant de s´éteindre,
pieusement salué les flots d´où sont nées les déesses, nos grandes immortelles,
chères à toute l´humanité civilisée: la raison, la beauté.
Le plus farouche attachement du coeur aux choses
prochaines et au prochain, à sa terre et à son peuple, peut fort bien
s´accompagner d´une aspiration de l´esprit au général et à l´universel, aux
grandes idées qui mènent le monde, à la civilisation; à l´ historie. C´est là
cette agilité de l´esprit dont j´ai parlé tout à l´heure et qui achève la
grandeur d´un hommme. Si humble soit celui-ci et lié aux humilités du séjour
qui le borne, si fixé que soit son coeur, son esprit n´en jouit pas moins d´une
athlétique et magnanime vigueur qu´il excerce à s´égaler aux plus vastes
dimensions du temps et de l´ espace. Machado n´était pas seulement un poète
espagnol, mais un homme et ses pensées étaient d´un humaiste. Dans ce même autoportrait il nous dit qu´il y a dans ses veines “des gouttes de sang
jacobin”. Il ne craignait pas les déterminations temporelles et historiques et
savait déclarer les siennes en tous les problèmes de la philosophie, de la
morale et la politique. Il avait pris son parti, qui était celui de l´humanisme
méditerranéen, de la France démocratique et de l ´Espagne républicaine. Cela
certes sans déclamation aucune, mais aussi sans que cela restât sous-entendu,
mais aussi de façon que nul n´en ignorât, encore moins lui-même qui savait à
quoi s´en tenir sur tout ce qui était de lui-même et avait suffisamment
fréquenté ses galeries sousterraines pour envisager aussi les avenues où
s´engage le destin de l´espèce. Son coeur l´avait conduit à demeurer jusqu´au
bout avec son peuple, de Madrid bombardé, qu´il n´avait consenti à quitter que
sur l´ordre exprès des autorités militaires, à Valence investie, de Valence à
la déroute totale et même indissolublement mêlés dans le même attachement.
Mais cet attachement ne consistait pas de sa part dans une fatalité
instinctive et par cela touchante sans doute, mais obscure et peu
satisfaisante pour l´intelligence qui aime voir clair. Et l´esprit de Machado,
qui aimait voir clair, étant un esprit de race latine, acceptait les accidents
et les contingences, savait fort bien la signification de cet attachement et
l´élevait au rang d´un choix. Il savait fort bien quelle vivante Espagne
particulière se découvrait dans cette Espagne des moulins et des norias qu´il
avait emportée avec lui depuis son terroir poétique jusqu à cette douloureuse
agonie sous les coups de la plus abominable iniquité que l´histoire ait jamais
commise, l´histoire c´est-à-dire des nations contre une nation, des hommes
d´état contre un peuple, une certaine politique contre une autre politique. Il
savait fort bien que, par son geste et par sa mort, les mots de poésie,
lesquels ne semblent qu´effusion, sentiment, rêverie, modeste charité, se
transposaient en termes de doctrine et de volonté historiques. Mais quoi? Il n´ y avait dans ce savoir rien de forcé
ni d´artificiel. Antonio Machado mourait comme il avait vécu, de la sorte de
mort conséquente à sa sorte de vie, en ramenant à une même unité, sans effort
et en toute sérénité, les songes de son coeur et les pensées de son esprit.
Fidèle à ses attaches, il ne faisait rien de plus que de donner à ces mêmes
attaches, par un fier baptême de sang, leur nom temporel et charnel, leur nom
de guerre.” (...) pp. 97 à 103.
“Confiants et graves ont dû être les dialogues de
l´innocent Machado avec la mort. Nous
savons au moins qu´à la sienne il a offert comme lit la plus belle des mers,
celle qui se pare d´azur et de sagesse. Nous savons aussi que s´il pensait à
l´intimité essentielle des êtres qui lui étaient chers il me pouvait, pour
mieux l´atteindre et lui reconnaître toute sa noblesse, que la situer dans son
dialogue avec la mort. C´est au coeur du dialogue avec la mort. C´est au coeur du dialogue avec
la mort que lui est apparu Federico García Lorca, lorsque ce jeune compagnon,
son successeur dans la poésie, son devancier dans la mort, tomba frappé par la
main de celui qui fait triplement proclamer son nom et que je ne saurais nommer
une seule fois ici. Le bruit des assassins passera: il reste ce soudain vivrant
silence, où l´innocent salue la mort qui lui sera donnée et la tient devant
lui, dressée dans toute la tendre séduction de son chant, telle la vierge
guerrière se révélant à Siegmund: pour l´un de nos chers poètes, ce fut, ce
sonore silence, la rumeur del flots, pour l´autre le claquement de castagnettes
d´une belle gitane. Prenante mélodie, chant profond auquel l´âme a bien le
droit de s´ abandonner sans être taxée de lâche et malasain renoncement: cet abandon
est un acte d´ amour où se résument tous les actes d´amour d´une existence
courageusement consentie dans la plénitude de la réalité.
Ce n´est pas assez d´aimer vivants ceux que nous aimons:
il faut encore les aimer mortels. Ainsi Machado a-t-il aimé son beau cadet
Federico. Ainsi devons-nous aimer les poètes que nous aimons: dans cette
suprême méditaiton qu´ils ont poussée jusqu´ aux parages de la mort, dans ce
plus secret conseil qu´elle leur a été. Parmi tous les colloques du poète au
fond de sa retraite le plus vif est bien celui qu´il mène avec la mort. Car
c´est celui où sa vie, il peut enfin l´appeler un destin. Elle y dit son
dernier mot, elle s´y dévoile complètement, elle s´éclaire de la lumière qui la
définira tout entière, dans son intégrité humaine. Baudelaire a voulu voir dans
la mémoire la principale faculté de l´imagination poétique: cette faculté ne
s´exerce que sur le passé, dont elle quintessencie les charmes, dont elle fait
surgir les allégories et les correspondances, dont elle fait vibrer tous les
harmoniques. Mais il est une autre faculté poétique, tournée au contraire vers
l´inconnu final, ouverte sur l´accomplissement, passionnément curieuse d´une
nouvelle sorte de perfection, de la perfection même. Cette faculté plus
mystérieuse donne au poème l´ultime tour de main, en fait le chef-d´oeuvre
d´un homme qui s´accepte déjà mort.
Merveilleux colloque, celui du poète avec la mort. Il y
est au comble de sa conscience de vivre et à la source la plus fertile de son
génie. Quand c´est avec celle-là de ses habituelles compagnes qu´il
s´entretient, il baisse la voix. Que de confidences et d´amoureuses
délicatesses dans ce chuchotement, quelle couleur de crépuscule! C´est alors
que cet homme est le plus homme, entièrement homme, et le plus pur, et le plus
simple, et le plus vrai. Et le plus libre. Libre et nu “comme les fils de la
mer”. (1940-1951) pp. 112-115.