miércoles, 9 de septiembre de 2015

Louis ARAGON

POUR MACHADO


Par LOUIS ARAGON

22 février 1939

Trente-neuf la terre tremble
O torrent d´hommes en marche
Ce déluge n´a point d´arche
Le jour à la nuit ressemble
C´est l´heure prémonitoire
Sur l´autel du sacrifice
Où l´Espagne offre ses fils
Au feu sombre de l´histoire
Sur les chemins de l´exode
Où vous demandiez asile
Voici la terre d´exil
Ses camps ses fusils ses codes
C´est ici que tout commence
Ici la Mort en voyage
Arrête son attelage
Elle inspecte un peu la France
Regarde les gens qui passent
Avec leurs yeux de Castille
Elle arrange sa mantille
Et s´assied car elle est lasse
Mais dites-moi c´est étrange
N´est-ce pas une guitare
Qui peut en jouer si tard
Dans la paille d´une grange
Qu´a-t-elle entendu Qu´était-ce
A Saint Pierre de Cardègene
Le Cid embaumé qui saigne
Ou le coeur de Cervantes
La brise qui gongorise
Le cri de Sainte-Thérèse
Un rouge-gorge une braise
Toute l´ombre qui se grise
Cette voix que chante-t-elle
Qui fait dans la nuit le jour
Et l´Espagne à Collioure
Dans la lumière immortelle
Immortelle Le mot brûle
A sa lèvre violette
La Mort lève sa voilette
Elle a peur elle recule
Puis la noire voyageuse
S´approche et longtemps écoute
La chanson du bord de route
Qui la fait jalouse et songeuse
C´est trop même d´une larme
Elle a peur qu´on la désarme
Elle a peur pour son empire
Avant aussi de reprendre
Ses chevaux et sa voiture
Elle tarit ce murmure
On l´attend là-bas en Flandres
Elle tarit cette source
L´âme et ce qu´elle recèle
Elle éteint cette étincelle
Sous les sabots de sa course
A jamais ici demeure
De qui les yeux se fermèrent
Au bruit amer de la mer
Machado qu´ailleurs l´on meure
Machado qu´ailleurs les flammes
Le saccage et l´épouvante
Ailleurs les camps la mort lente
Oslo Dunkerque Ámsterdam
Il faut pour que Paris tombe
Et viennent pendre les hordes
Leurs drapeaux à la Concorde
Machado mis dans la tombe
Machado que l´homme acquiesce
A la foudre qui le perce
Le pourchasse et le disperse
Comme un bétail mis en pièces
Le monde coure à sa perte
La guerre frappe à la porte
Comme le sang dans l´aorte
O mort la voie est ouverte